"Ankara peut exercer de véritables pressions sur la France"

Publié le par Famagouste

Le projet de loi sur le génocide arménien de 1915, en discussion jeudi à l'Assemblée nationale, ravive les tensions entre la Turquie et la France, menacée de représailles économiques. Surtout dans le domaine des marchés publics. Décryptage avec Deniz Ünal-Kesenci, économiste au CEPII.

La tension monte entre la France et la Turquie. L'embarrassant projet de loi sur le génocide arménien de 1915, déposé par le parti socialiste, revient en effet en discussion jeudi à l'Assemblée nationale. Il punit d'un an de prison et de 45.000 euros d'amende toute personne niant la réalité de cet événement, et provoque la colère d'Ankara qui reconnaît l'existence de massacres mais réfute le terme de génocide. La Turquie a demandé en début de semaine à l'Union européenne de s'opposer à l'initiative française, arguant que « l'on n'a pas le droit de porter un jugement politique sur des événements historiques », et menace Paris de représailles économiques.

Déjà en 2001, lors de l'adoption de la loi qui reconnaissait l'existence du génocide, les intérêts hexagonaux avaient été secoués. Plusieurs entreprises françaises comme Thomson et Alcatel avaient été exclues d'appels d'offres et de nombreux appels au boycott des produits français avaient eu lieu. Alors que les députés UMP, majoritaires à l’Assemblée, ne recevront pas de consigne de vote et que l'issue de ce dernier reste donc incertaine, Christine Lagarde, ministre déléguée au commerce extérieur, tentait mercredi soir de les influencer en affirmant : « la Turquie, c'est un gros marché pour nous et, clairement, on est en train de faire de cet enjeu économique pour la France une cause électoraliste qui ne me paraît pas justifiée ». Deniz Ünal-Kesenci, économiste au CEPII, décrypte pour LExpansion.com la nature trouble des relations économiques entre Paris et Ankara, toujours en négociation pour faire son entrée dans l'Union européenne. 
 
Les entreprises françaises ont-elle vraiment quelque chose à perdre avec le vote de cette loi ?

Il y a en Turquie des appels au boycott des produits français, mais leur impact restera marginal. D'abord parce que le commerce entre les deux pays est relativement faible : les exportations françaises vers la Turquie représentent à peine 1% du total des exportations. Ensuite parce que le gouvernement turc lui-même est officiellement contre cette politique. Il y a certes beaucoup d'entreprises françaises en Turquie, et non des moindres : Renault, PSA, Groupama, BNP Paribas, Lafarge, etc. Mais elles emploient majoritairement des Turcs. C'est ce que les autorités essaient de faire comprendre à une opinion publique assez remontée contre les Français : boycotter ces derniers, c'est finalement pénaliser la Turquie. En revanche, il y a un domaine où Ankara peut exercer de véritables pressions. Ce sont les appels d'offre pour les marchés publics. La presse locale fait état de dommages estimés à 20 milliards de dollars pour la France dans le cas où ses grands groupes seraient systématiquement écartés des projets en cours en Turquie : la centrale nucléaire de Sinop, le second pont sous le Bosphore, le pont suspendu d'Izmit, l'achat d'une cinquantaine d'hélicoptères...

Une telle attitude risque d'envenimer encore plus les relations entre la France et l'Union européenne d'une part, et la Turquie d'autre part …

On assiste en Europe à une montée des nationalismes, comme le prouvent les résultats des dernières élections, en Belgique ou en Slovaquie par exemple. La France n'échappe pas à la règle, et la Turquie non plus, évidemment. Les milieux d'affaires, majoritairement en faveur de l'adhésion, sont déroutés par les réactions de plus en plus hostiles à l'éventualité d'une intégration dans l'UE, et notamment par l'attitude de la France, qui est le seul pays à avoir prévu un référendum interne sur cette question. Du coup, l'opinion turque est en train de s'inverser et elle risque d'être tentée de dire un jour à Paris ou à Bruxelles : « Vous ne voulez pas de nous ? Pas grave, nous non plus ». Le débat se cristallise sur des questions politiques, comme la question du génocide ou celle de l'Islam, alors qu'économiquement, la Turquie a déjà fait un grand pas vers l'Europe.

Justement, où en est la Turquie aujourd'hui dans sa marche vers l'adhésion ?

Sur le plan économique, elle est en bonne voie. En fait la Turquie a profité de la crise financière de 2001 pour se transformer radicalement, en répondant en même temps aux exigences du FMI et à celles de l'UE. Depuis cette date, les changements ont été très importants. Des autorités de la concurrence ont été créées, le système bancaire et les institutions ont été complètement réformées, la banque centrale a gagné son indépendance en quelques mois à peine. Et ça paie : la croissance a atteint 7,9% en 2002, 5,8% en 2003, 10% en 2004, 7,6% en 2005 et 8,5% au premier semestre de cette année. La Commission européenne a surtout de grandes réserves sur les aspects démocratiques. L'adaptation des institutions politiques turques aux normes européennes est en réalité le principal défi d'Ankara pour les années à venir.

LExpansion.com du 11 octobre 2006
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