Moins d’Europe, plus d’islam

Publié le par Famagouste

Voilà près d’un demi-siècle que la Turquie cherche à être membre de l’Union européenne. Mais maintenant que les négociations sont engagées, l’enthousiasme s’estompe et l’influence de l’islam s’accroît.

A première vue, l’Hôtel « Sah Inn Suite » d’Alanya ne se distingue pas du classique lieu de vacances ensoleillées de la côte méditerranéenne turque : une construction imposante, avec des balcons en nids d’abeilles, qui donnent sur une immense piscine entourée de parasols et de chaises longues. Mais, en fait, seuls les hommes sont autorisés à plonger pour se rafraîchir dans ces eaux bleues miroitantes. Les vacancières du Sah-Hotel se baignent dans une autre piscine, strictement réservée aux femmes. Et si l’on veut une bière fraîche ? Pas question. On ne sert pas d’alcool ici ; en revanche, une mosquée est là pour vous proposer de communier avec Dieu.

Pourquoi cette piété ? C’est une tentative de la part des hôteliers pour ménager les susceptibilités des musulmans pratiquants qui veulent passer « des vacances en conformité avec les règles religieuses ». Et les offres pour de telles vacances pieuses se multiplient dans la Turquie laïque. Les maillots de bain de style islamique sont la nouvelle fureur sur les plages et dans les piscines partout dans le pays. Aujourd’hui, les femmes pratiquantes qui s’aventurent sur le sable sont couvertes de la tête aux pieds. C’est la maison de couture Hasema, d’Istanbul, qui fabrique ces chastes tenues et on trouve parmi les clientes les épouses des principaux hommes politiques appartenant au parti au pouvoir, l’AKP, Parti religieux et conservateur pour la justice et le développement.

Le journal « Cumhuriyet », qui a tendance à être critique à l’égard de l’AKP, considère déjà que la Turquie est « assaillie de règlements vestimentaires islamiques ». La presse laïque couvre avec soin tous les incidents violents qui semblent être d’inspiration religieuse : par exemple, un jeune étudiant portant un bikini, attaqué par des fanatiques religieux masqués ; ou un couple agressé parce qu’il buvait ouvertement de la bière pendant le mois de jeûne du ramadan ; un policier qui frappe une jeune fille censée porter une jupe trop courte. Des incidents de ce genre sont choquants en Turquie, où la loi est supposée protéger les citoyens de tout paternalisme religieux, où les restaurants restent ouverts pendant le ramadan et où les foulards sont interdits dans les universités, dans les écoles et dans les bâtiments publics.

L’organisme étatique de contrôle des radios a inspecté les stations islamiques qui, sous des intitulés comme « Radio Pleine Lune » ou « Tulipe rose », s’en prenaient aux chrétiens et aux juifs dans leurs prétendus « talk shows religieux » ou qui déconseillaient aux femmes de serrer la main des hommes et leur rappelaient qu’elles doivent se comporter avec pudeur.

 Les Trois Mousquetaires musulmans

Même la censure politique, qui, en elle-même, n’est pas sans précédent en Turquie, est maintenant en pratique au nom de la convenance religieuse. La semaine dernière, par exemple, le ministre de l’Education a soulevé un tollé général avec son décret ordonnant de retirer des livres scolaires la reproduction du célèbre tableau de Delacroix, « La Liberté guidant le peuple ». La raison ?  : la poitrine dénudée de la femme qui brandit le drapeau tricolore et incarne la Révolution de Juillet 1830 en France.

Récemment, le ministre de l’Education lui-même s’est indigné du fait que plusieurs maisons d’édition avaient, de leur propre initiative, récrit des livres pour enfants que le ministre avait recommandés à l’usage des écoles. Dans la version corrigée, Pinocchio, Heidi et Tom Sawyer vivent dans un monde islamique où les habitants se saluent le matin d’un « Bénie soit votre journée » et demandent leur nourriture « au nom d’Allah ». Aramis, un des Trois Mousquetaires, va jusqu’à se convertir à l’islam.

La Turquie est-elle réellement en train de devenir plus islamique ? Et ce particulièrement maintenant, alors qu’elle a tant fait pour se rapprocher de l’Europe ? Ce qui est indéniable, c’est que, un an après l’ouverture des négociations avec l’Union européenne, l’atmosphère en Turquie, dont la population est à 99 % musulmane, est de plus en plus antieuropéenne, antioccidentale et de plus en plus nationaliste. D’après une enquête publiée la semaine dernière dans le quotidien « Milliyet », seul un tiers des Turcs sont pour l’adhésion à l’Union européenne – ce qui est un changement spectaculaire pour les Turcs, qui ont été pendant si longtemps de grands admirateurs de l’Europe.

Une bonne semaine avant la publication prévue du tout dernier Rapport sur l’avancée au sein de l’Union européenne, le gouvernement d’Ankara craint maintenant une aggravation du climat. Si le rapport est, comme on s’y attend, négatif – nettement critique à l’égard du système judiciaire et de la restriction de la liberté d’expression, ainsi qu’à l’égard de la position turque face à la situation de Chypre – la Turquie se prépare à « un choc énorme», affirment les journaux du pays.

 « L’Europe veut seulement que nous nous assimilions »

Beaucoup de Turcs, même chez les pro-occidentaux, ont l’impression que l’Europe les a critiqués injustement, ou même les a rejetés. « Les pays de l’Europe de l’Est ont été soutenus à un degré incroyable, ils ont pratiquement été poussés à devenir membres de l’Union européenne – on ne peut pas en dire autant de la Turquie », proteste Cem Duna, membre du conseil d’administration de la puissante association industrielle Tüsiad, qui continue à plaider pour l’adhésion à l’Union européenne. Les Turcs religieux, d’autre part, sont surtout déçus que l’Europe et que l’AKP, favorable à l’UE, n’aient pas réussi à mettre en place une plus grande liberté religieuse : « On ne permet pas à nos femmes qui portent encore des foulards de poursuivre des études », déplore Ali Bulaç, chroniqueur au journal islamique « Zaman ». La diffusion de publications à orientation religieuse a triplé ces dernières années.

Quand l’AKP est arrivée au pouvoir, il y a quatre ans, Bulaç était encore enthousiaste à l’idée de l’adhésion turque. Mais depuis, la Cour européenne des droits de l’homme a décrété que la Turquie avait raison d’exclure des écoles les femmes portant le foulard. La colère saisit Bulaç quand il évoque la manière dont on avait interdit à sa propre femme d’assister à la cérémonie de remise de diplômes à leur fille parce qu’elle portait un foulard. Aujourd’hui il déclare : « Il nous faut trouver une autre voie, peut-être nous tourner vers l’Asie ou le Moyen-Orient. L’Europe veut seulement que nous nous assimilions. »

Cet influent chroniqueur représente une fraction religieuse émergente de la société turque. Comme leurs concitoyens non croyants, beaucoup de Turcs pratiquants ont aussi profité du rétablissement économique de ces dernières années, ce qui a permis l’instauration d’une nouvelle bourgeoisie religieuse, qui veut désormais tirer profit de son influence nouvellement acquise.

« On peut être riche et croyant et vivre heureux dans son propre monde », dit l’expert de l’islam Serif Mardin. « On s’habille chez les grands couturiers islamiques, on circule en voiture de luxe aux vitres teintées, on se met sur Internet grâce à un ami qui partage ses convictions, on a un compte dans une banque islamique et on se détend dans des piscines distinctes. » A Istanbul, où les Turcs riches vivent souvent dans des propriétés de luxe surveillées par des gardiens, il y a aussi maintenant des quartiers distincts pour les musulmans pratiquants. Et la montée de cette nouvelle catégorie islamique pleine d’assurance renverse l’équilibre durement gagné qui existait entre laïcs et religieux en Turquie.

 Economiste, adepte de boxe française et femme moderne

Les Turcs pro-occidentaux craignent une dégradation de l’image de leur pays. « Les gens qui ne connaissent pas la Turquie se demandent comment une femme moderne comme moi peut vivre ici – et c’est génial, ici », dit Ümit Boyner, membre du conseil d’administration de la firme éponyme de textile à Istanbul. Cette économiste de 42 ans, qui pratique aussi la boxe française, a dirigé une campagne par son association commerciale visant à améliorer l’image de la Turquie : « Nous souhaitons démontrer qu’un pays qui a une identité islamique est totalement compatible avec l’Europe. » Pour Boyner, la Turquie est « pour toujours un état laïc ».

Mais c’est exactement là qu’est le danger, avertissent les kémalistes, qui se considèrent comme les détenteurs des enseignements laïcs de Mustafa Kemal Atatürk. Ces Turcs profondément matérialistes, qui appartenaient à l’élite de la nation, se sentent menacés par l’islamisation rampante de la société. En particulier, ils appellent l’attention sur le fait qu’avec l’AKP les secteurs religieux de la société ont été réintroduits dans la bureaucratie de l’Etat.

Sous le premier ministre Tayyip Erdogan, le respect des lois censées protéger la laïcité a été négligé, déplore Ural Akbulut, recteur de l’Université technique d’Ankara. On voit déjà des femmes avec des foulards dans certaines universités, fait-il remarquer. « Sur mon campus, personne n’est autorisé à se montrer avec un uniforme religieux », insiste Akbulut. « Si on lève l’interdiction du port du foulard, demain elles viendront avec un tchador et le jour d’après avec une burka. Elles finiraient par tabasser les filles qui portent des vêtements modernes. Nous avons vu en Iran avec quelle rapidité ces choses-là arrivent. »

Tout récemment, Akbulut discutait avec son ami, Ilker Basbug, commandant en chef de l’armée turque, des dangers auxquels était exposée la République. Basbug, dans une émission à grande écoute, avait mis en garde publiquement la Turquie contre une « menace fondamentaliste » qui a atteint « des dimensions alarmantes ». Erdogan, pour sa part, rejette cette accusation avec véhémence. « Nous voulons amener la Turquie à l’Europe », insiste un proche d’Erdogan, « et nous irons jusqu’au bout ».

Le journal de langue anglaise, « The New Anatolian », a aussi abordé la question sur son site dans un article où il se demande si Erdogan veut faire de la Turquie un deuxième Iran. On n’en est pas encore là. Selon le conseiller économique Sinan Ülgen, la Turquie devient un peu plus conservatrice « mais nous ne sommes pas en voie de devenir un Etat islamique ». Toutefois, l’AKP veut donner « plus d’espace au domaine religieux et créer un nouvel équilibre entre la laïcité et le religieux ».

 Les imams sous surveillance

Même le président des Affaires religieuses de Turquie, Ali Bardakoglu, est convaincu que « laïcité et modernité » sont « irrévocablement et profondément ancrées dans l’identité turque ». Le conseil d’administration des Affaires religieuses (RAD), présidé par Bardakoglu, est une des positions-clefs de contrôle de la religion par l’Etat. Les 70 000 imams turcs sont des fonctionnaires qui rendent compte au RAD. Les sermons du vendredi sont étroitement surveillés pour empêcher toute prédication de la haine. « En Turquie, nous pratiquons un islam modéré et tolérant », insiste Bardakoglu.

Lui-mëme est un libéral qui n’est certainement pas aimé de bien des musulmans ultra-religieux. On n’a absolument pas besoin de foulard, affirme ce juriste et théologien érudit. « Un musulman ne se détermine pas par les vêtements qu’il porte, par le fait qu’il ne boive pas d’alcool ou qu’il ait une barbe ». Ceux qui définissent la religion à partir de ces signes sont en contradiction avec « l’essence de l’islam », suggère ce spécialiste de la foi.

Annette Grossbongardt - 02/11/06 - Spiegel Online International

Publié dans avant.garde

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