Journée du 18 Mai, Attentat au Conseil d'Etat

Publié le par Famagouste

Les réactions en Turquie à la journée du 18 mai.
La Turquie plutôt satisfaite, mais pas totalement rassurée : suite au report à l’automne de la proposition de loi anti-négationniste, le ministère des Affaires étrangères a publié un communiqué, dans lequel il appelle la France à « renoncer à mettre la proposition de loi à l’ordre du jour du Parlement ». La diplomatie turque en profite également pour demander à la communauté internationale d’approuver sa proposition de création d’une commission mixte formée d’historiens turcs et arméniens.
Dans la classe politique, l’opposition reproche au gouvernement de s’être contenté d’un communiqué du ministère des Affaires étrangères, donnant ainsi l’impression que la décision du Parlement français est favorable à la Turquie. C’est en tout cas ce qu’a déclaré Onur Öymen, le vice-président du CHP, dans un entretien accordé à Cumhuriyet. « Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus d’épée de Damoclès au-dessus de nos têtes », a estimé M. Öymen, pour qui « les députés français n’ont pas eu le courage de retirer la proposition de loi arménienne de l’ordre du jour de l’Assemblée ». « Le gouvernement turc doit régler cette question directement avec l’Arménie », conclut le vice-président du CHP.
Des craintes visiblement partagées par Nüzhet Kandemir, le vice-président du Parti de la Juste Voie, lui aussi dans l’opposition, qui a averti que cette proposition de loi « va causer des ennuis à la Turquie ». C’est pourquoi Ankara « doit tout faire pour obtenir le retrait de cette proposition de loi de l’ordre du jour du Parlement français ».
Si les autorités turques se sont montrées peu loquaces, il n’en va pas de même des journaux, même si l’attentat au Conseil d’Etat, que nous évoquerons tout à l’heure, a nettement volé la vedette à la proposition de loi anti-négationniste. Et qui dit tour d’horizon des réactions de la presse turque, dit nécessairement, en premier lieu, examen de la relation des faits.
Dans le Turkish Daily News, on lira qu’au terme de débats passionnés, l’Assemblée nationale a repoussé la proposition de loi socialiste « à une date indéterminée », après avoir stoppé les discussions par manque de temps. La proposition de loi est reportée « au plus tôt en octobre », indique le quotidien turc, qui ajoute que « sans le soutien de l’UMP au pouvoir, la proposition de loi a peu de chances d’être adoptée un jour ».
Puis le Turkish Daily News s’attarde sur les réactions des Arméniens et des Turcs présents dans l’hémicycle ou autour du Palais-Bourbon. Il revient d’abord sur la colère qui a saisi, à l’annonce du report, « les dizaines d’Arméniens qui ont crié Le vote ! Le vote ! ” et ont tapé du poing pendant cinq minutes depuis les balcons situés dans les gradins, accusant l’UMP de chercher à gagner du temps ». Enfin, à l’extérieur de l’Assemblée, Arméniens et Turcs ont manifesté chacun de leur côté. Le journal a noté en particulier que les manifestants turcs ont appelé le PS à retirer la proposition de loi de l’ordre du jour de l’Assemblée.
Le Journal of Turkish Weekly, pour sa part, a souligné que les députés favorables à la proposition de loi et les Arméniens présents dans l’hémicycle ont accusé Jean-Louis Debré, le président de l’Assemblée nationale, d’avoir « délibérément fait traîner en longueur les discussions précédentes pour faire barrage à la proposition de loi ». Mais le journal indique que le Parti Socialiste, qui est à l’origine de l’initiative parlementaire, a placé la proposition de loi sur le génocide arménien en deuxième rang sur l’ordre du jour, alors qu’il avait « toute latitude pour aménager celui-ci à sa guise ».
Constatant que les discussions sur le sujet précédent traînaient en longueur, certains députés PS ont crié à la manœuvre dilatoire. M. Debré, précise le journal, s’est défendu des accusations portées à son encontre, en soulignant que l’ordre du jour avait été fixé « non pas par lui, mais par les socialistes ». Nouvelles protestations émanant des bancs socialistes, qui font monter la tension d’un cran, ce qui oblige M. Debré à suspendre la séance.
A la reprise, un grand nombre de parlementaires qui souhaitaient s’exprimer sur le premier sujet figurant à l’ordre du jour s’abstiennent pour laisser la place aux débats sur la proposition de loi contre le négationnisme. Au terme d’une heure de discussion, M. Debré stoppe le processus « en raison de contraintes de temps », souligne le journal, qui ajoute que Jean-Marc Ayrault, le chef du groupe PS, a rendu le gouvernement et M. Debré responsables du report de la proposition de loi. De son côté, Patrick Devedjian, « en colère » au terme de cette matinée, a déclaré que le report était « le résultat des activités du lobby turc dans tous les domaines ».
Puis, poursuit le journal turc, « les Arméniens venus assister à la séance du Parlement ont créé le chaos après le report de la proposition de loi. La foule a chanté l’hymne national français et n’a pas quitté les lieux. Le premier secrétaire du PS, François Hollande, a demandé à l’assistance de garder son calme. Les Arméniens ont alors organisé des manifestations à proximité du Parlement, pour protester contre la décision. Pendant ce temps-là, de l’autre côté, les Turcs se sont enchaînés et bâillonnés. Certains tenaient des banderoles portant les inscriptions Ne restreignez pas notre liberté ! ”, ou bien N’empêchez pas les réalités d’être révélées au grand jour ! ” ».
Le Journal of Turkish Weekly s’attarde enfin sur l’attitude du ministre français des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy, qui représentait le gouvernement. Il souligne que le ministre, en s’appuyant sur les débats autour de la mémoire coloniale, a demandé aux députés de « laisser l’histoire aux historiens », et a averti également des conséquences fâcheuses que pourrait avoir l’adoption de la loi sur les relations économiques franco-turques et sur le dialogue entre la Turquie et l’Arménie.
Pour Zaman, le « personnage-clé » dans cette affaire, c’est Jean-Louis Debré, un « proche » de Jacques Chirac. Le quotidien turc note qu’il n’est « pas d’usage », en France, de voir le président de l’Assemblée présider des séances durant lesquelles des textes présentés par l’opposition doivent être discutés. Zaman rapporte en outre que dans une déclaration faite après les débats, le président de l’Assemblée s’est exprimé contre la proposition de loi.
Par comparaison avec la loi de 2001, Zaman souligne que cette fois-ci, à la différence d’il y a cinq ans, il n’y avait « pas de consensus » au sein des partis politiques. « La majorité des députés UMP se sont opposés à la proposition de loi, écrit le quotidien turc, alors que des voix discordantes, également, se sont fait entendre jusque dans les rangs du Parti Socialiste, qui en était pourtant à l’initiative. »
Le retour de cette proposition de loi « ne sera possible qu’en novembre », écrit Zaman, si les socialistes utilisent leur droit à une nouvelle initiative parlementaire. « Des responsables du PS et des associations arméniennes ont affirmé qu’elle reviendrait en discussion à l’Assemblée à l’automne. Mais le maintien de la proposition de loi à l’ordre du jour ne devrait pas être considéré comme une victoire, prévient Zaman. Même les associations arméniennes – les architectes du projet – ne s’attendaient pas à ce que la proposition de loi fût adoptée à la première tentative. Nous avons suivi la séance aux côtés d’Alexis Govciyan, le président du Conseil de Coordination des Organisations Arméniennes de France, qui a prédit le report de la proposition de loi au mois de novembre. » Zaman a interrogé des Arméniens, qui prévoient que la tâche sera plus compliquée qu’en 2001. Parmi les principales raisons invoquées, le quotidien turc relève la réaction des historiens hostiles aux lois mémorielles et les divisions qui agitent les partis politiques.
Du côté des chroniqueurs turcs, on respire « jusqu’à la prochaine fois », comme le titre de la chronique du New Anatolian, signée Recep Güvelioglu. « Le Parlement français a décidé de conserver un levier d’influence, en repoussant sa décision sur la criminalisation de la négation du soi-disant génocide arménien. Dépendant de nombreux facteurs, la proposition de loi pourrait être remise en débat en novembre prochain. Cela signifie que jusqu’à ce que ce dossier soit totalement refermé, la Turquie devra courber la tête devant toutes les exigences de ses amis français. Et novembre n’est pas une date précise. Quand Paris décidera que ce sera le moment, la proposition de loi reviendra en discussion. Chantage typique », écrit le chroniqueur.
Recep Güvelioglu veut rappeler en outre à ses lecteurs que le problème des allégations arméniennes « n’est pas une question purement historique ». C’est un problème « totalement politique », car « présenter des documents à l’appui de votre dossier ne suffit pas. Vous devez faire preuve de détermination politique, de persévérance, d’esprit tacticien et être capable de bien présenter votre thèse. Combattre les allégations arméniennes, note le chroniqueur du New Anatolian, ce ne peut être le boulot du seul ministère des Affaires étrangères. La recherche, la préparation et l’organisation devraient être menées en soutien des efforts diplomatiques ».
Se projetant dans l’avenir, Recep Güvelioglu rappelle qu’en 2015, ce sera « le centenaire de ce qu’ils appellent le génocide arménien. D’ici là, certains pays du monde, sinon tous hormis la Turquie et l’Azerbaïdjan, auront reconnu ce soi-disant génocide. La pression va s’accentuer, et le chantage sera bien pire que celui subi aujourd’hui. Que fera alors la Turquie ? Si dans neuf ans notre mentalité n’a pas évolué, quoi qu’il arrive à l’avenir, comme d’habitude, nous aurons abandonné aux générations futures le traitement de cette question ».
Plus près de nous, si la première tentative des Arméniens a échoué, la Turquie le doit, selon Gila Benmayor, aux « manœuvres de Jean-Louis Debré », grâce auquel les discussions « n’ont pu commencer qu’à 12 h 15 ». Dans le Turkish Daily News, Gila Benmayor, qui a appris la « bonne nouvelle » par un coup de fil d’un ami de France, déplore quelque peu que l’attentat au Conseil d’Etat ait largement éclipsé la proposition de loi d’une « importance cruciale » qui a été débattue au Parlement français.
Sur le déroulement de la journée du 18 mai, « la plus grosse surprise de la séance fut l’apparition soudaine du ministre des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy, qui a indiqué aux députés que cette proposition de loi allait à l’encontre des intérêts français. (…) Grâce à son long discours, la séance a dû être arrêtée, et les députés qui soutenaient la proposition de loi n’ont pu développer leurs arguments ».
Explication de Gila Benmayor : « Il ne serait pas faux de voir dans ce qui est arrivé une manœuvre de l’administration Chirac pour protéger son commerce bilatéral avec la Turquie, dont le volume s’élève à 9 milliards d’euros. On devrait cependant également louer la contribution du lobby turc. C’est d’ailleurs exactement ce qu’a dit Patrick Devedjian », note l’éditorialiste, qui s’est fait confirmer l’information par Yves-Marie Laouenan, le président de l’Association pour le Commerce franco-turc. « Il semble que nous ayons enfin commencé à saisir les complexités du travail de lobbying », conclut Gila Benmayor.
La France, qui subissait une forte pression de la Turquie durant les derniers jours précédant le 18 mai, pourrait donc voir les menaces de boycott s’éloigner au moins temporairement. Zaman souligne que les compagnies françaises opérant en Turquie sont « soulagées » par la décision de report, quand bien même elle serait provisoire. Les contrats franco-turcs en cours de négociation, d’une valeur de 14 milliards d’euros, étaient « en grand danger », fait valoir le quotidien turc.
Soulagement au niveau économique, mais inquiétude sur le plan politique : jeudi 18 mai, soit le jour même de l’examen de la proposition de loi à l’Assemblée nationale, un député de l’AKP répondant au nom de Mahmut Koçak suggérait d’adopter une proposition de loi visant à reconnaître « le génocide perpétré par la France contre les Algériens », qui serait commémoré chaque année le 8 mai. Aux termes de la proposition de loi, toute personne qui nierait le génocide algérien ” commis par la France serait passible de peines d’emprisonnement et d’amendes pouvant aller jusqu’à 55 000 euros.
Parallèlement, on apprenait en lisant le quotidien Radikal, que la Turquie pourrait bientôt ériger à Istanbul un monument dédié aux victimes du génocide algérien ”, si la France ne reculait pas sur la proposition de loi contre le négationnisme.
Recep Tayyip Erdogan, justement, était en visite officielle en début de semaine en Algérie, où il a été reçu par le président Abdelaziz Bouteflika. Un accord d’amitié et de coopération bilatérale a été signé, et M. Erdogan, lors d’une rencontre entre hommes d’affaires algériens et turcs, a souligné sa volonté d’approfondir les relations commerciales turco-algériennes. Selon l’agence Anatolie, il aurait indiqué que la Turquie pourrait augmenter ses achats de gaz à l’Algérie. Quant au président Bouteflika, il aurait soutenu selon le Turkish Daily News, à la faveur de cette visite, la position de la Turquie sur le génocide arménien, l’intégration européenne et le problème de Chypre.
Une visite de M. Erdogan en Algérie – la première d’un chef de gouvernement turc dans ce pays depuis 21 ans – qui vient renforcer les soupçons d’instrumentalisation de la question algérienne ”, dans le but de prendre la France en otage sur la pénalisation des négationnistes du génocide arménien.

Carnage au Conseil d’Etat de Turquie : le 11 septembre de la République turque.
La Turquie est en état de choc depuis le 17 mai : ce jour-là, un jeune avocat islamiste de 29 ans, Alparslan Arslan, s’est introduit dans les bureaux du Conseil d’Etat pour y perpétrer un véritable carnage. Aux cris d’« Allah est grand ! » en arabe, il a vidé son chargeur sur cinq juges. Bilan : un mort et quatre blessés.
Rapidement maîtrisé sur place, l’assaillant a lui-même livré les motifs de son acte. Cet attentat qui visait la plus haute juridiction de Turquie, avait pour but de « punir » l’institution pour ses décisions contre le port du voile. En février dernier, notamment, la 2e Chambre du Conseil d’Etat se prononçait contre le port du foulard par la directrice d’une école maternelle d’Ankara, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’établissement. Parmi les quatre juges blessés, on notera que le plus grièvement atteint est précisément le président de cette 2e Chambre, Mustafa Birden.
Dans la voiture du jeune avocat, comme le rapporte le quotidien Vatan, les enquêteurs découvriront d’autres armes, ainsi qu’une édition du journal islamiste Vakit au contenu sans équivoque, avec les portraits des juges de la 2e Chambre, en illustration d’un article intitulé Voici les membres de ce Conseil d’Etat ! ”.
Cette décision de février dernier contre le port du voile dans une école avait suscité une vive polémique. Le Premier ministre Erdogan avait publiquement critiqué la décision, provoquant la colère d’un appareil judiciaire qui criera à la violation de l’indépendance de la justice. Le journal islamiste Vakit, accusé par les milieux laïcs d’identifier des cibles pour les militants islamistes, avait alors publié les photos des juges de la 2e Chambre, spécialisée dans les questions d’éducation. Or, il est établi que l’auteur de l’attentat noue des liens avec les groupes fondamentalistes opérant en Turquie depuis sa période estudiantine, et qu’il avait ses entrées dans les locaux du journal Vakit.
Cet attentat a été très sévèrement condamné par la classe politique et la société turque dans son ensemble. Pour le président Ahmet Necdet Sezer, il visait « la République et en particulier ses principes intangibles de démocratie et de laïcité ». Le mois dernier, rappelle le Turkish Daily News, le président turc avait averti des menaces croissantes que faisaient peser les groupes fondamentalistes sur la Turquie.
Quant au chef de l’opposition, le leader du CHP Deniz Baykal, il a appelé le Premier ministre à « retrouver ses esprits » et à voir « dans quelle direction il emmenait le pays ».
Dès le lendemain de l’attentat, quelque 25 000 personnes se sont rassemblées devant le mausolée d’Atatürk. Universitaires ou travailleurs municipaux, étudiants de grandes écoles ou médecins, ils ont brandi des portraits du père fondateur de la République, en criant : « La Turquie est laïque, et elle le restera ! ». Nombre de manifestants ont réclamé la démission du gouvernement, en criant Assassins ! ” à l’adresse de plusieurs ministres du cabinet Erdogan.
Au retour de la procession vers le mausolée d’Atatürk, Sumru Çörtoghlu, la juge principale du Conseil d’Etat, a lu une déclaration commune des trois principales instances judiciaires du pays condamnant l’attaque, présentée comme « un attentat contre la République laïque ». Elle a dénoncé le comportement « irresponsable » des personnalités politiques et des médias, qui ont « dressé l’opinion publique contre les décisions judiciaires ».
Un peu plus tard, lors des funérailles du juge Mustafa Yücel Özbilgin, certains ministres ont reçu des bouteilles en plastique. Le vice-premier ministre, Abdüllatif Sener, a été encore plus chahuté que les autres, puisqu’il a reçu un coup de poing sur l’épaule.
Mis en cause pour son attitude jugée provocatrice lors de la décision de la 2e Chambre du Conseil d’Etat, le Premier ministre a déclaré que « la meilleure des réponses à donner » à cette attaque était de « maintenir l’unité du pays en s’accrochant aux valeurs républicaines, au-dessus de tous les partis ».
Du côté des éditorialistes et chroniqueurs, on prend conscience du danger. Dans son papier que publie Hürriyet au lendemain de l’attentat, Ertughrul Özkök souligne que l’enseignement le plus important à tirer de ce drame, c’est que la religion ne devrait être utilisée en aucune manière comme instrument politique. « Dans ce pays, mener une politique sur la religion est très, très dangereux », avertit l’éditorialiste de Hürriyet, qui n’hésite pas à voir dans cet attentat « un 11 septembre pour la République turque ».
Dans son éditorial du Turkish Daily News du 19 mai, Yusuf Kanli appelle le gouvernement à « agir rapidement et avec la plus grande clarté dans cette enquête, pour traduire en justice les commanditaires de cet attentat ». D’autant que l’attitude de certains de ses membres et du Premier ministre vis-à-vis des décisions du Conseil d’Etat est « l’un des facteurs ayant contribué à encourager ce projet d’attentat ».
« Le gouvernement doit comprendre, écrit-il, qu’en s’opposant ouvertement à la décision du Conseil d’Etat, il adopte une attitude tout simplement incompatible avec le principe de suprématie du droit. » Pour Yusuf Kanli, la liberté de la presse est « sacrée ». Cependant, livrer des juges à la vindicte populaire en publiant leurs photos accompagnées d’un grand titre Voici les juges qui ont voté contre le voile ! ” « ne relève pas de la liberté de la presse ». « Il s’agit d’un acte criminel qui devrait être puni par le système judiciaire. »
« Le ministère de l’Intérieur, la police et les autres organes de l’Etat, y compris les services de renseignements (le MIT), doivent expliquer à la nation, écrit Yusuf Kanli, comment quelqu’un peut errer dans les couloirs d’une haute juridiction pendant plus de deux heures et demie, mardi 16 mai (soit la veille de l’attentat), avant d’en être expulsé, puis d’entrer dans le même immeuble avec la même carte d’identité le lendemain, avec une arme sophistiquée impossible à détecter lors du contrôle à l’entrée, de circuler librement jusqu’à la salle de conférences’ de la 2e Chambre, d’y entrer et de tirer 11 balles sur les juges. Ils doivent expliquer comment une telle chose est possible dans la Turquie d’aujourd’hui. »
Visiblement très remonté, l’éditorialiste se demande « comment, par exemple, alors que des suspects dans l’affaire de Semdinli sont protégés par un cordon de police jusque dans l’enceinte des tribunaux, des intellectuels de gauche, des écrivains et des journalistes sont attaqués dans les tribunaux mêmes, comme nous l’avons vu dernièrement lors du procès de Hrant Dink ».
Le parti et le gouvernement de M. Erdogan, ainsi que la personne du Premier ministre, sont la cible de tirs nourris dans la presse. Tufan Türenç, dans Hürriyet, écrit que le massacre du Conseil d’Etat est « le résultat de l’attitude de l’AKP ». « Si vous observez le déroulement de chaque convention de l’AKP, vous verrez comment ils incitent à la haine et sèment un sentiment de colère parmi les fondamentalistes. (…) Le pays doit comprendre qu’il doit se débarrasser de ce gouvernement pour continuer à exister. Ce changement doit intervenir à l’occasion des prochaines élections. »
Au-delà du choc émotionnel qu’elle vient de vivre, la Turquie essaie de comprendre ce qui lui arrive. Selon le quotidien Radikal, qui s’appuie sur des rapports de police, l’auteur de l’attentat, un militant présumé de la branche turque du Hezbollah, serait membre du groupe Nizami Alem, qui épouse l’idée d’une synthèse parfaite entre identités turque et islamique.
L’auteur de l’attaque contre le Conseil d’Etat n’en est pas non plus à son coup d’essai dans ce domaine. Alparslan Arslan a avoué qu’il faisait partie du gang qui a lancé récemment (les 5, 10 et 11 mai) trois attaques à la grenade contre le journal d’opposition laïc et de centre-gauche Cumhuriyet.
Mais surtout, l’enquête menée par la police sur la tuerie au Conseil d’Etat aurait permis de remonter une bonne partie de la filière qui pourrait conduire aux commanditaires. Et une fois de plus, elle met en cause des groupuscules ultranationalistes et des éléments de l’Etat profond, cette nébuleuse qui relie forces de sécurité, classe politique et mafia.
Celui que la police suspecte d’être le chef du gang du Conseil d’Etat serait un certain Muzaffer Tekin. Un homme au passé particulièrement trouble, puisque cet ancien lieutenant-colonel de l’armée turque, limogé selon Hürriyet pour avoir molesté en état d’ivresse deux jeunes officiers, serait un ancien membre de l’Organisation de la Résistance turque (ORT), connue pour être l’organisation de l’Etat profond dans la partie occupée de l’île de Chypre.
Cette organisation est un groupuscule terroriste créé à Chypre, au début des années 60, par Rauf Denktash, l’ancien président de la partie occupée de l’île, et l’armée turque. En 1963, l’ORT a commencé à assassiner des Chypriotes grecs et turcs désireux de promouvoir la paix et la coexistence pacifique, avec en ligne de mire la turquification à long terme de l’île. Une organisation qui a joué un rôle essentiel dans l’opération militaire de juillet 1974, qui s’est soldée par l’occupation de la partie nord par les troupes turques.
Selon Radikal, Tekin aurait grandement contribué à l’élection de Rauf Denktash, en 1983, à la présidence de la partie occupée de Chypre. Vatan publie même une photo prise il y a un an à Istanbul, lors d’une cérémonie durant laquelle Muzaffer Tekin recevait une médaille des mains de Rauf Denktash, pour les services rendus au régime occupant de Chypre-Nord.
Mais on est encore loin du compte ! La presse turque révèle que ce Muzaffer Tekin est lié à d’autres réseaux au moins aussi importants. Radikal souligne que selon ses informations, Tekin est également membre de la coalition Kizilelma, fondée par des nationalistes de gauche et de droite – Kizilelma signifiant “ Pomme rouge ”. Que se cache-t-il derrière ce nom énigmatique ? Kizilelma, à l’époque ottomane, était une parole donnée à l’armée en vue d’une nouvelle conquête ; ramenée à la réalité contemporaine, elle fait référence pour les nationalistes turcs d’aujourd’hui aux projets expansionnistes du monde turc. Mais il s’agit d’un concept plus large que le pantouranisme, précise Radikal. Par ailleurs, le journal révèle que Tekin écrit des articles pour le compte d’un magazine, Türkeli, édité par l’Association pour le Mouvement de Solidarité des Forces Patriotiques dirigé par Taner Unal, ancien secrétaire général du parti ultranationaliste MHP de Devlet Bahceli.
Tout pourrait donc laisser penser que l’Etat profond est mouillé jusqu’au cou dans cette affaire. D’autant que selon les conclusions des procureurs en charge de l’enquête, Muzaffer Tekin entretiendrait des relations étroites avec l’ancien chef des Forces spéciales Ibrahim Sahin, ainsi que le Major Général aujourd’hui à la retraite Veli Küçük, tous deux fortement impliqués’ dans le fameux scandale de Susurluk. Le 3 novembre 1996, en effet, un accident de voiture allait mettre à jour les liens entre la classe politique, la mafia et les forces de sécurité turques, lesquelles avaient formé des gangs opérant à l’intérieur de l’Etat pour organiser notamment une série d’assassinats.
Or, la police a trouvé les numéros de téléphone de Sahin et Küçük dans l’agenda de Tekin. Selon le quotidien Zaman, on aurait même retrouvé au domicile de Tekin une copie du document top secret sur la sécurité nationale. Autant d’éléments à charge, qui pèsent visiblement très lourd dans ce dossier.
En milieu de semaine, le chef de la police Gökhan Aydiner annonçait qu’un total de 17 personnes avaient été arrêtées, dans le cadre de l’enquête sur la tuerie au Conseil d’Etat, à laquelle a été rattachée celle sur l’attaque du journal Cumhuriyet, dont les auteurs seraient impliqués dans la tuerie du 17 mai.
Cet attentat, qui a provoqué un véritable cataclysme en Turquie, intervient dans un contexte délicat pour le pays. On notera tout d’abord qu’il a été perpétré deux jours seulement avant la grande fête de la Jeunesse du 19 mai, qui célèbre chaque année le culte d’Atatürk. Le 19 mai 1919, en effet, le futur père fondateur de la République turque commençait depuis Samsun à organiser les mouvements de résistance qu’il avait formés dans différentes régions du pays contre les forces soupçonnées d’œuvrer à son démembrement.
Ensuite, l’attaque contre le Conseil d’Etat s’inscrit dans une période quasiment préélectorale en Turquie : au printemps 2007 auront lieu les élections présidentielles, pour lesquelles le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan pourrait se porter candidat. Une perspective de voir un candidat islamiste briguer le Palais présidentiel de Çankaya qui n’enchante bien évidemment pas tout le monde. D’où la question : cet attentat est-il vraiment l’œuvre des islamistes, ou bien ces derniers ont-ils été manipulés par l’Etat profond pour glisser une peau de banane sous les pieds de M. Erdogan ? Au regard des critiques qui se sont abattues sur le Premier ministre et l’AKP, l’hypothèse paraît loin d’être saugrenue.
D’ailleurs, le célèbre journaliste Mehmet Ali Birand, dans les colonnes du Turkish Daily News, appelle carrément M. Erdogan à annoncer qu’il ne se présentera pas à l’élection présidentielle. « Les militaires, l’opposition laïque, en clair le bloc laïc, écrit Birand, est déterminé à ne pas permettre l’entrée du voile dans le Palais de Çankaya. » L’allusion à l’épouse de M. Erdogan, qui porte le voile, est limpide.
Les propos de Mehmet Ali Birand pourraient préfigurer ce que sera le climat général en Turquie dans les prochains mois, le tout sur fond de pourparlers d’adhésion qui s’annoncent compliqués avec l’Union européenne. L’attentat au Conseil d’Etat a déjà provoqué une passe d’armes entre le chef d’état-major des forces armées, le général Hilmi Özkök, et le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan. Au premier, gardien du temple kémaliste, qui appelait la population turque à « continuer » de manifester son émotion après le drame, le second, ouvertement mis en cause par le camp laïc, répliquait selon Sabah : « Les déclarations d’Özkök ne sont pas bonnes. A quel bureau sont rattachées les forces armées turques ? A celui du Premier ministre. Trouver acceptable que des ministres se fassent insulter, ou exprimer son désir que la population continue dans ce sens, n’est pas une attitude louable. Ceux qui occupent des postes d’autorité devraient peser les mots qui sortent de leur bouche. »
Ces assauts d’amabilités en tout genre risquent de plonger la Turquie dans une période d’instabilité profonde, qui pourrait ouvrir la voie à toutes formes de dérives. Le camp laïc, emmené en sous-main par l’Etat profond, va tout faire pour endiguer les attaques des militants islamistes, qui rêvent de conduire la Turquie dans un mouvement de bascule, au moment où s’engagent les pourparlers d’adhésion à l’Union européenne.
Plus que jamais, à travers le séisme politique provoqué par l’attentat au Conseil d’Etat, c’est la question du devenir du pays et de l’identité turque qui se retrouve au cœur de la problématique actuelle. Démocratisation, européanisation, islamisation ou militarisation ? Un choix historique auquel va être confrontée la Turquie, qui pourrait s’avérer déterminant pour l’avenir de la Cause arménienne.

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