Orhan Pamuk, Chypre, Mehmet Ali Agca

Publié le par Famagouste

Orhan Pamuk, ou l’histoire d’une patate chaude.
La justice turque abandonne les poursuites contre Orhan Pamuk : le tribunal d’Istanbul qui devait juger l’écrivain a rendu lundi 23 janvier une ordonnance de non-lieu, après avoir reçu un courrier du ministère de la Justice se déclarant non habilité, aux termes du nouveau Code pénal, à se prononcer sur cette affaire.
Arguant du fait que l’écrivain avait tenu ses propos controversés en février dernier, soit avant l’adoption du nouveau Code pénal, le tribunal avait décidé d’appliquer les dispositions de l’ancienne législation, en vertu de laquelle le ministère de la Justice devait envoyer une instruction écrite au tribunal pour permettre au procès de se dérouler. Faute d’avoir reçu les instructions du ministère, le tribunal avait donc reporté le procès, dès sa première audience du 16 décembre dernier, au 7 février, pour donner au ministère le temps de se déterminer. Ce dernier ayant botté en touche, le tribunal a donc décidé d’abandonner les poursuites engagées contre l’écrivain.
Une décision critiquée par Kemal Kerinçsiz, l’avocat ultranationaliste à l’origine du procès de Pamuk, qui a annoncé son intention de faire appel de la décision du tribunal. Orhan Pamuk, en insultant l’identité turque, a commis « un crime grave », qu’il serait « scandaleux de laisser impuni ».
Une décision immédiatement saluée, en revanche, par Olli Rehn, le Commissaire européen à l’Elargissement, qui y voit « une bonne nouvelle non seulement pour Orhan Pamuk, mais aussi pour la liberté d’expression en Turquie ». Et Olli Rehn d’espérer, selon le Turkish Daily News, que les développements de l’affaire Pamuk auront des retombées positives pour « les nombreux journalistes, éditeurs, écrivains et intellectuels qui font face aux mêmes accusations ». D’où l’avertissement d’Olli Rehn : « Il est clair pour moi que la Turquie doit combler les lacunes de son nouveau Code pénal, qui ouvre la voie à des interprétations abusives et restrictives limitant la liberté d’expression. »
Un message que Yusuf Kanli, journaliste au Turkish Daily News, a repris à son compte, pratiquement mot pour mot, en conclusion de son éditorial du mardi 24 janvier. Il rappelle que l’affaire Pamuk « n’est pas la seule dans laquelle un individu est poursuivi pour avoir exprimé une opinion en Turquie ». Mais il croit, ou veut croire, à la sincérité de MM. Erdogan et Gül, lorsqu’ils reconnaissent les carences du système judiciaire turc et promettent davantage de réformes dans ce domaine.
Plus ironique, beaucoup plus ironique même, Burak Bekdil tourne le feuilleton judiciaire Pamuk en dérision, le 25 janvier, dans la rubrique “ Opinions ” du Turkish Daily News. « Une Cour criminelle d’Istanbul a abandonné les charges retenues contre un romancier turc mondialement reconnu, après que le ministre de la Justice a dit à la Cour qu’il n’avait aucune compétence pour ordonner une action judiciaire contre le romancier, bien que la Cour de Révision ait décidé que l’autorisation du ministre était nécessaire pour poursuivre la procédure. »
Ouf ! Rassurez-vous, même si vous avez décroché, ce n’est pas grave, mais alors ne me demandez pas de vous le refaire au ralenti ! Je m’y perdrais autant que vous…
Cela s’appelle en réalité une démonstration par l’absurde. L’absurde : c’est d’ailleurs le mot qui revient le plus souvent sous la plume de Burak Bekdil. Pour le chroniqueur, cet épilogue est « une pure absurdité, même s’il n’était pas imprévisible ». « La Cour, écrit-il, a jeté la patate chaude au ministère de la Justice, et la Cour de Révision a rajouté aux cauchemars du ministre de la Justice Cemil Çiçek, lorsqu’elle a statué sur le fait que le ministre devrait décider de la poursuite ou non de la procédure. M. Çiçek a alors renvoyé la patate chaude à la Cour locale, insistant qu’il n’avait pas l’autorité nécessaire pour trancher, enfreignant de fait le verdict délivré par la Cour de Révision. »
Et si le dossier se referme sur un « happy end pour tout le monde », comme le dit Burak Bekdil, « il n’en demeure pas moins, ajoute-t-il, que l’affaire Pamuk n’aurait même pas dû commencer du tout, si la Turquie était en marche vers l’Occident. Cependant, la manière dont on a épargné à M. Pamuk un procès potentiellement douloureux reflète la face “orientale” de la Turquie candidate à l’Union européenne ».
Moins ironique que Burak Bekdil, mais tout autant dominé par cette patate chaude qui faisait l’aller-retour entre le tribunal et le ministère de la Justice, le papier de Mehmet Ali Birand, intégré à la même rubrique, traduit le désarroi du célèbre chroniqueur.
« Je n’ai pas réussi à comprendre, dit-il. Je n’arrive pas à saisir la pensée qui se cache derrière tout cela. Je n’ai pas pu saisir les détails subtils de cette affaire, peut-être parce que je ne suis pas un expert en questions juridiques. » Birand s’interroge : « Tout cela valait-il la peine ? Cela valait-il la peine de créer toute cette tension dans la société, de détruire l’image de la Turquie à l’étranger, de plonger le pays dans cette détresse ? Qui est responsable de la situation dans laquelle nous sommes à présent ? Est-ce le procureur, qui a interprété la loi d’une certaine manière et a ainsi ouvert la voie à une procédure judiciaire ? Est-ce la Cour de Révision, qui a rendu son verdict trop tard ? Ou bien la responsabilité n’incombe-t-elle pas à ceux qui rédigent nos lois, laissant la porte ouverte à toute forme d’interprétation ? ».
Quoi qu’il en soit, pour Mehmet Ali Birand, l’épilogue de ce procès s’est transformé en « véritable comédie ». « Mais la fin de l’affaire Pamuk ne signifie pas la fin de cette affaire. Ils sont nombreux à être poursuivi sur la base de l’article 301. Ils ne sont peut-être pas tous aussi connus que Pamuk, mais il y a des journalistes et des penseurs parmi les accusés », note Birand, qui se demande ce qui va arriver à ces gens-là. « Les tribunaux vont-ils leur dire “ nous n’avons pas compétence pour vous juger ” ? Ou bien vont-ils les punir ? », s’interroge le journaliste, qui réclame la suppression de l’article 301 du Code pénal, réprimant les propos insultants envers l’identité turque. « Car, conclut Birand, tant que cet article 301 restera en place, cette comédie continuera. »

Le plan d’action de la Turquie pour Chypre.
Ankara reprend l’initiative sur le problème de Chypre. Lors d’une conférence de presse retransmise en direct, mardi 24 janvier, par la chaîne de télévision CNN-Türk, le ministre turc des Affaires étrangères, Abdullah Gül, a dévoilé un plan en dix points, destiné à élargir les perspectives d’un règlement global. Un plan qui s’articule autour de la levée simultanée des restrictions touchant la partie sud de l’île et la partie nord occupée : en clair, la Turquie se dit prête à ouvrir ses ports et aéroports aux bateaux et avions chypriotes grecs, à condition de lever au préalable les restrictions qui frappent encore aujourd’hui les ports et aéroports chypriotes turcs. Par ailleurs, Ankara réclame l’adoption de dispositions spéciales pour l’intégration de Chypre-Nord, comme entité économique, au sein de l’Union douanière. Un commerce direct sans entrave devra se développer aussi bien entre les deux parties de l’île qu’avec l’étranger. Enfin, les Chypriotes turcs pourront prendre part aux manifestations internationales sportives et culturelles, ainsi qu’aux actions à caractère social.
Pour la mise en œuvre de son plan, Ankara propose tout d’abord l’organisation en mai ou juin 2006 d’un sommet placé sous les auspices des Nations unies et réunissant la Turquie, la Grèce, les Chypriotes turcs et les Chypriotes grecs. Il s’agirait de finaliser le plan susmentionné et de fixer le calendrier de son application.
Dans un deuxième temps, le plan d’action et le résultat de ce sommet devront être soumis par le secrétaire général de l’ONU au Conseil de sécurité des Nations unies. Le secrétaire général pourra demander la création d’un mécanisme de nature à lui permettre de superviser la mise en œuvre du plan, tout développement devant être rapporté au Conseil de sécurité.
En outre, toujours selon Ankara, l’aide que les Nations unies et la Commission européenne apporteront aux Chypriotes turcs « facilitera la mise en œuvre des mesures proposées ».
Enfin, le plan d’action ne devra « en aucun cas porter atteinte » aux parties concernées, tant sur le plan juridique que politique. Ce plan vise à « créer un climat de coopération et de confiance mutuelle, avec la perspective d’un règlement global de la question de Chypre ».
Dans la partie occupée de l’île de Chypre, le numéro un chypriote turc Mehmet Ali Talat a salué le plan d’action proposé par Ankara. Soulignant au micro de la télévision chypriote turque Bayrak, que ce nouveau plan vise à surmonter l’absence de solution au problème de Chypre, M. Talat a estimé que cette série de mesures forme une synthèse des propositions faites par la communauté internationale dans le passé.
A Bruxelles, également, on réagit favorablement au plan d’Ankara. Selon le quotidien chypriote turc Kibris, le Commissaire européen à l’Elargissement, Olli Rehn, a souligné dans une déclaration écrite que « la Commission salue les efforts accomplis en vue de sortir de l’impasse actuelle sur le problème de Chypre. Le statu quo n’est dans l’intérêt de personne. L’initiative de la Turquie, annoncée aujourd’hui par le ministre des Affaires étrangères Gül, mérite un examen attentif et j’ai demandé à mes services de s’en charger. Il faut la considérer comme une base pour des discussions ultérieures avec les parties concernées, sous les auspices des Nations unies. La Commission est prête à apporter sa contribution à ce dialogue ».
Dans la presse turque, on met la pression sur Nicosie. Aksam et Sabah titrent sur « l’offensive chypriote d’Ankara ». Milliyet souligne que ce plan va permettre de « tester la sincérité des Chypriotes grecs ». Quant à Hürriyet, il s’adresse aux Chypriotes grecs en des termes on ne peut plus explicites : « Si vous ne respectez pas le plan, nous n’ouvrirons pas les ports. »
Côté chypriote turc, les quotidiens Afrika et Ortam notent qu’Abdullah Gül ne mentionne plus dans son plan la “République Turque de Chypre du Nord”, qui cède la place à « l’administration chypriote turque ». Yeni Duzen et Vatan évoquent « le paquet de propositions d’Ankara aux Nations unies », soulignant pour le premier que le plan d’action turc appelle Kofi Annan à prendre « une nouvelle initiative » sur Chypre, et pour le second que la priorité de M. Gül est de trouver une solution « durable, juste et globale » au problème de Chypre.
La Turquie met véritablement le paquet pour reprendre la main sur la question chypriote. Selon l’agence Anatolie, Yighit Alpogan, le secrétaire général du Conseil national de sécurité de Turquie, en visite officielle à Washington, a demandé aux Etats-Unis de soutenir le plan d’action turc pour Chypre. De son côté, selon la même source, Recep Tayyip Erdogan a demandé son soutien à Vladimir Poutine, lors d’une conversation téléphonique qui précédera de quelques heures seulement la rencontre à Moscou entre le chef du Kremlin et le président chypriote Tassos Papadopoulos. Selon le cabinet du Premier ministre turc, le président russe « a confirmé que le rôle-clé en vue d’un règlement devait incomber aux Nations unies et que le dialogue entre les Chypriotes grecs et turcs devait être une priorité ».
Un dialogue avec les Nations unies auquel se disait prêt, la semaine dernière, le président chypriote Papadopoulos. « Une invitation sans condition du secrétaire général de l’ONU à prendre part à des pourparlers dès demain, et j’y vais. Je ne réclame rien d’autre », avait déclaré M. Papadopoulos, selon le Turkish Daily News.
Nul doute que le plan d’action annoncé mardi 24 janvier par Ankara aura quelque peu changé la donne. Jack Straw, le secrétaire d’Etat au Foreign Office, allait pouvoir tester ces jours-ci les intentions des uns et des autres, en se rendant successivement à Chypre, en Turquie et en Grèce. Une initiative saluée par le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, qui se dit « convaincu que la mission de M. Straw complètera l’engagement actif des Nations unies ». Même accueil favorable à Washington, où le Département d’Etat salue « le soutien apporté par le Royaume-Uni à une solution basée sur le plan Annan ».
Plan d’action d’Ankara, tournée régionale de Jack Straw : décidément, la question chypriote n’en finit pas de rebondir cette semaine. Mais ce n’est pas tout, car une polémique vient se greffer sur une actualité déjà chargée. En effet, selon le quotidien chypriote turc Kibrisli, les Etats-Unis seraient en train de construire dans la baie de Morphou, à Karavostassi, une base militaire sous couvert d’un chantier naval. Celui-ci serait utilisé pour la maintenance et la réparation des navires de guerre de la Sixième Flotte américaine qui patrouilleraient en Méditerranée. La construction de l’ouvrage serait confiée à la compagnie Moty Industries, qui devrait réaliser tous les investissements nécessaires d’ici au printemps 2009, pour un montant total d’environ 125 millions d’euros.
Bien entendu, les Etats-Unis se sont empressés de démentir cette information, via l’ambassade américaine à Nicosie. « Le gouvernement américain a une politique opposée de longue date à la militarisation de Chypre, et continue de consacrer ses efforts à la réunification de l’île », note le communiqué de l’ambassade américaine.
N’empêche qu’entre l’adhésion de Chypre à l’Union européenne le 1er mai 2004, et l’implication croissante des Etats-Unis à Chypre-Nord (avec les visites répétées de parlementaires, les aides au développement économique, la réception de M. Talat à Washington et les informations récurrentes sur une présence militaire), tout porte à croire qu’une rivalité euro-américaine prend forme à Chypre, et notamment autour du processus de règlement.
Côté chypriote turc, on se demande de plus en plus s’il est vraiment dans l’intérêt des Etats-Unis de contribuer à la recherche d’une solution à Chypre ; car en cas de règlement, c’est l’ensemble de l’île qui passera sous le contrôle de l’Union européenne. Dans cette configuration, la division de l’île favorise la réalisation des desseins américains. Washington pourrait reconnaître de facto la “République Turque de Chypre du Nord”, « pour la maintenir sur ses deux jambes, juste comme Taïwan », ainsi que l’écrivait, il y a trois mois, un chroniqueur du quotidien Yeni Shafak. Soutenue économiquement, la partie occupée deviendrait un paradis touristique et un centre de développement des technologies de pointe, mais aussi, dans le même temps, une garnison militaire.
Une situation résumée par le quotidien chypriote turc Ortam, qui souligne que l’Union européenne a pris le contrôle du sud de Chypre, pendant que les Etats-Unis gardent le nord de l’île.

Le Messie est de retour… en prison.
« En avant, retourne au trou ! », a titré Hürriyet ; « Huit jours de vacances, huit ans de plus en prison ! », pour Vatan ; « De retour où il doit être ! », s’est réjoui Milliyet. La presse turque, unanime, a salué le retour en prison du “ tueur national ”, Mehmet Ali Agca, huit jours seulement après sa libération. Rappelons seulement que la Cour Suprême de Révision a estimé que la peine purgée par Ali Agca en Italie ne pouvait être déduite de celle qu’il avait purgée en Turquie pour d’autres délits, ôtant ainsi « tout fondement juridique » à sa libération.
Cette annulation de la décision de la Cour a été saluée par le ministre de la Justice, Cemil Çiçek, qui a déclaré à la chaîne de télévision NTV qu’on avait là « la preuve du bon fonctionnement du système judiciaire turc ». Celui-ci « a inscrit dans la loi les moyens de réparer ses erreurs internes », a-t-il ajouté.
Des erreurs qui appellent les commentaires de la presse turque. Pour Mustafa Ünal, du quotidien Zaman, quand bien même l’erreur est inhérente à la condition humaine, l’institution judiciaire symbolise le lieu où elle est interdite. « Si de tels incidents venaient à se répéter, la crédibilité du système judiciaire aurait à en souffrir », écrit-il. Davantage sceptique encore, Fikret Bila, dans Milliyet, se demande « comment neuf juges expérimentés pourraient commettre une telle erreur ».
En tout cas, au jeu des petits calculs, les procureurs d’Etat en sont arrivés à la conclusion, selon le Turkish Daily News, que Mehmet Ali Agca devrait être libéré le 18 janvier 2010. D’ici là, gageons que de nouveaux rebondissements viendront alimenter la chronique du Messie. Car l’un des deux plus célèbres prisonniers de Turquie – avec le leader kurde Abdullah Öcalan – répète à qui veut l’entendre qu’il est le Messie en personne. Rien que ça ! La preuve ? Il l’a dit au Pape Jean-Paul II, lorsque celui-ci lui a donné son pardon. « Le Pape n’a rien dit. Il m’a donné une petite tape sur la tête. Savez-vous ce que cela veut dire ? Eh ! bien, que le Pape a accepté que je sois le Messie », a déclaré l’heureux élu, au lendemain de son retour au trou, dans des déclarations fracassantes publiées par Hürriyet et Zaman. Lesquels n’ont pas laissé passer non plus la réponse venue carrément de l’au-delà, à la question de savoir où il avait obtenu l’arme qui avait servi à l’attentat contre le Pape. « Ce sont là des détails mineurs, a prétendu Ali Agca. J’ai rempli une mission qui était écrite dans ma destinée, il y a 1 000 ans. J’aurais tiré sur le Pape même s’il avait été sur la lune ! ».

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article