Antisémitisme et antiaméricanisme en Turquie (II)

Publié le par Famagouste

« Une alliance contre l’Impérialisme européen et les sionistes »

Dans le quartier de Taksim, Ayhan Cakmur, 35 ans. Ayan est un homme sympathique et cultivé, propriétaire de plusieurs appartements. Malgré sa réussite et sa. bonhomie, Ayhan appartient à cette nouvelle génération de Turcs qui s’opposent farouchement à l’entrée de la Turquie dans l’Europe. Son credo: la Vieille Europe n’a aucune richesse à offrir à la Turquie et celle-ci ferait mieux de s’allier avec la Russie et l’Iran, riches en pétrole et matières premières. Ayhan est en fait un nationaliste bon teint, de ceux dont on n’aime pas parler en Europe. Pourtant, nombreux sont ceux qui, comme lui, veulent se faire entendre en Turquie, même si la loi électorale inique élimine d’office les partis ne franchissant pas la barre des 10 %, dont le MHP des Loups Gris, desquels Ayhan se sent proche. « Depuis un an et demi,raconte-t-il, il y a une alliance objective entre fascistes et communistes en Turquie. Nous nous sommes trouvés également des points communs avec les islamistes. A vrai dire, nous nous battons tous contre l’impérialisme européen, américain et sioniste, car ils tous à mettre dans le même panier…. Nous avons tous une haute idée de la patrie, bien que nous ne la voyions pas évoluer de la même manière. Donc, pour le moment, nous avons intérêt à unir nos forces contre l’ennemi que nous avons en commun. Après nous discuterons entre nous» ( )

Qu’on puisse librement exprimer les idées les plus extrémistes, Ayan explique : « La Turquie fait l’apprentissage de la démocratie. On peut aujourd’hui critiquer en toute sérénité le complot judéo-maçonnique ou faire l’apologie de Hitler. On avait jamais vécu cela ». Il reprend : « Votre Europe n’est pas notre Europe ; votre culture n’est pas ma culture ; quant à votre religion, je n’en veux pas ». Puis il tend une photocopie d’un article soigneusement préparée à notre intention. « Voyez ce qu’écrit l’un de nos ministres en tête de cet édito. Que 34% des européens sont des bâtards, car enfants de divorcés. Vous voyez, c’est sur ce genre de points que nous nous retrouvons avec les Islamistes. Et ensemble, il y a des chances qu’on arrive à monter un coup d‘Etat et qu’on empêche la Turquie d’adhérer à l’Europe. Alors nous nous tournerons vers l’Iran et la Russie. Vous devez intégrer l’idée que les fascistes turcs veulent un Etat Turc fort, les islamistes un Etat fondamentaliste et les gauchiste un Etat anti-impérialiste. Les uns et les autres, malgré leurs divergences quant au devenir de l’Etat, s’utilisent réciproquement »( ).

Les propos d’Ayan ne sont pas surprenants. Une des constantes de ces organisations depuis la fin de la seconde guerre mondiale, consiste à mettre sur pied un axe anti-occidental « rouge-brun-vert » en faisant converger des postures totalitaires jadis antagonistes : totalitarisme vert (islamiste), totalitarisme rouge (extrême gauche) et totalitarisme brun (extrême droite). Une partie de l’Ultra-Gauche et les islamistes partagent une même aversion pour le capitalisme libéral et « l’impérialisme », tandis qu’une certaine extrême droite a toujours utilisé les Islamistes contre les Juifs. Rappelons qu’il y eut plusieurs divisions islamistes dans la SS, appelées ent Hantchar, Kama et Skandenbeg, créées en Croatie, en Bosnie musulmane et en Albanie. Rappelons aussi qu’à eux seuls, les Islamistes pèsent 40% (AKP et Parti du Bonheur), et que l’extrême-droite et l’extrême gauche peuvent totaliser aisément 10 % chacune. Autrement dit, les forces néo-totalitaires opposées à la démocratie libérale représentent un potentiel de 60% au minimum.

D’après Ayhan, il existe en Turquie près d’une cinquantaine de groupes comme le sien, qui seraient en train de s’organiser pour « reprendre le pays en main » Parmi eux, le parti nationaliste Yurt Partisi, (Parti « Notre Maison »), formé par des anciens du MHP et dont le programme inclut le rejet de l’Europe. Un autre mouvement, « Les Patriotes », réunit des milliers de personnes autour d’un projet quasi-insurrectionnel. Ses militants, déçus par « l’inaction » du MHP, n’écartent plus l’option d’un coup d’Etat pour conjurer le démantèlement de l’Etat et le « piège» européen.


Métal Hurlant

Toujours en tête de gondole dans les librairies, « Métal Firtina » (Tempête de Métal), dont les ventes égalent celles de Da Vinci Code. Les sous-titres sont explicites : « L’invasion de la Turquie par les Etats-Unis », « Le bombardement se poursuit… ». Digne d’un scenario hollywoodien, le best-seller imagine l’occupation de la Turquie par les Etats-Unis à la faveur d’une guerre totale livrée à l’aide de moyens technologiques extraordinaires contre lesquels la bravoure légendaire des Turcs ne peut rien, dans un premier temps. Le David turc est écrasé par le Goliath américain.

«Ce roman évoque une théorie du possible et brise un tabou. Dans notre inconscient, ce sentiment était là depuis des années, mais nous n’osions pas l’admettre, car nous vivions dans la peur d’une crise ouverte avec les Etats-Unis »( ), explique Burak Turna, 30 ans, journaliste et coauteur de Metal Firtina. Bien sûr, l’histoire, mal commencée, se termine par un « happy end » : la victoire du David turc sur le Goliath américain.

« Les intellectuels se pincent le nez, explique un libraire, mais beaucoup d’hommes politiques adorent, notamment ceux de l’AKP, le parti au pouvoir issu du mouvement islamiste dont certains ténors dénoncent sans trêve le génocide commis par les Américains en Irak. Les nationalistes de gauche ne sont pas en reste. […] Tempête de métal cristallise des peurs latentes mais réelles et Mein Kampf se vend dans son sillage. L’un et l’autre sont les révélateurs d’une atmosphère xénophobe et d’un nationalisme toujours plus paranoïaque, nourri de ressentiments vis-à-vis des Etats-Unis et de l’Union européenne », souligne Ahmet Insel, professeur à l’université Galatasaray d’Istanbul et à Paris-I ( ). D’après un sondage de la BBC, 82 % des Turcs considèrent les USA comme la principale menace pour la stabilité de leur pays. 73,5 % des Turcs sont convaincus qu’ils sont entourés « d’ennemis ».

La presse, quant à elle, surfe sur la vague, rappelant par exemple les «origines juives » de l’ambassadeur américain Eric Edelman, qui dut démissionner début 2005 après s’être brouillé avec les autorités turques. L’antiaméricanisme radical est encore plus flagrant au sein des masses, notamment l’électorat de l’AKP et des mouvements nationalistes fascisants comme le MHP. Ainsi, en janvier 2004, des affiches « interdit aux Américains » furent massivement placardées sur les vitrines des magasins de Kale, l’un des quartiers d’Ankara, avant d’être retirées suite aux protestations de l’ambassade américaine. Accusés jusqu’ici d’être des « révolutionnaires bolchéviques », considérés maintenant comme des « agents US », les Kurdes incarnent toujours l’ennemi de la Nation, mais pour d’autres motifs : leur rôle central dans le « projet américano-sioniste » et « impérialiste » de démanteler la Turquie à la faveur d’une indépendance du Kurdistan irakien.

Inquiets de ce climat xénophobe, plus de deux cent personnalités et intellectuels turcs ont protesté contre ce nationalisme paranoïaque et notamment la recrudescence de la haine anti-kurde. « Nous constatons que l’on tente d’entraver le processus de paix et de démocratisation dans notre pays. Nous craignons un retour à la violence et à une atmosphère de combat », écrivent les 200 signataires d’une lettre ouverte publiée le 11 avril 2005. ( )

Signée par des ONG, académiciens, écrivains, journalistes et artistes, la déclaration déplore le lynchage, début avril 2005, à Trabzon, de cinq militants qui distribuaient des tracts dans un marché en faveur de détenus par une foule survoltée de 2.000 personnes. Pris pour des activistes du PKK par des commerçants et des passants intoxiqués par une rumeur selon laquelle ils auraient brûlé un drapeau turc, les militants progressistes furent sauvés de justesse par une intervention de la police… et écroués pour atteinte à l’ordre public.

Ainsi va la démocratie turque (NDLR)

Alexandre del Valle et Emmanuel Razavi le 07/06/2005 , publiés dans "Nouvelles d'Arménie"


1. Voir Peros Vryonis, The mechanism of Catastrophe. Voir également Rifat Bali, Bir Türklestame seruveni (« une politique de turcisation »), Istanbul, 2004
2. On recense à Istanbul 18 synagogues en service, sous l’autorité du grand rabbin Isak Haleva.
3. Rifat Bali. Bir Türklestame seruveni, Istanbul, 2004.
4. Agence Anatolie, 18 juin 2003.
5. Hasan Demir, « Erdogan da Yahudi tuzagina fena düstü », Yeniçag,
6. Cité par Byrol Caymaz, L’islamisme turc a Paris, p. 216.
7. Adolphe Hitler, Kavgam-Tam Metin, (Mein Kampf), version turque, Editions Manifesto, Istanbul, 2005.
8. Adolphe Hitler : Siyasi Vasiyetim, (Testament politique), Editions Okumus Adam, Istanbul, 2005, etc
9. Des grands journaux comme Jumhurriyet étaient ouvertement pro-allemands et Ankara a exportait à grande échelle des produits alimentaires vers l’Allemagne nazie pendant toute la durée du second conflit mondial.
10. Organisation fasciste et para-militaire créée en 1965 par un ancien collaborateur du troisième Reïch, le colonel Alpaslan Turkes, condamné à Nuremberg puis incarcéré en 1945. Ceci n’empêcha point la classe politique du centre-droit à la gauche (Tansu Ciller et Bulent Ecevit, etc) et près d’un million de personnes d’assister aux obsèques nationales de Türkes en 1997. Ouvertement antisémite et pro-nazi, le MHP était encore associé au pouvoir en 1999.
11. Taksim, entretiens avec les auteurs, avril 2005.
12. Entretiens d’avril 2005, Taksim, Istanbul.
13. Libération, idem.
14. Cité in Libération, 6 avril, idem.
15. AFP, 11 avr 2005

Publié dans Dans la presse

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